État des lieux en France
Afin de pouvoir situer notre profession dans le paysage français, commençons par un bref tour d’horizon. Le principe d’égalité de la rémunération entre les femmes et les hommes est inscrit pour la première fois dans la loi en 1972. Entre 1983 et 2014, plusieurs lois et décrets viennent enrichir l’arsenal législatif pour combattre les inégalités professionnelles et les écarts de salaires entre les sexes. En 2018, le gouvernement d’Édouard Philippe met en place un plan d’action qui vise à faire passer l’obligation de moyens pesant sur les entreprises à une obligation de résultats. Pour ce faire, un nouvel outil, l’index d’égalité salariale est créé. Après les entreprises de plus de 1000 salarié·e·s, puis celles de 250 à 1000 salarié·e·s, c’est en mars 2020 au tour des entreprises de 50 à 250 salarié·e·s d’être concernées par cette nouvelle obligation légale (à quand les TPE ?).
Mais malgré cinquante ans de lois diverses, les inégalités de salaires persistent... Dans une étude publiée en 2020 [1], l'Insee montre que les femmes salariées du secteur privé gagnent en moyenne 16,8 % de moins que les hommes, à volume horaire équivalent et que si on prend en compte le fait qu’elles soient plus souvent à temps partiel, l’écart atteint les 28,5 % ! Constat "socialement inacceptable", comme l'a souligné Murielle Pénicaud, ancienne ministre du Travail.
Quels écarts de salaires pour les vétérinaires salarié·e·s ?
Pour celles et ceux qui auraient des velléités à penser que nous autres vétérinaires, ne pouvons pas être aussi mauvais que les autres, surtout dans le cadre d'une profession très féminisée (dont je vous concède que je faisais partie avant l’écriture de cet article), autant que je vous avertisse tout de suite : il va nous falloir balayer pas mal devant nos portes de cliniques et cabinets… Car voici les derniers chiffres publiés par l’Observatoire National Démographique de la Profession Vétérinaire [2] :
L’écart de salaire entre les femmes vétérinaires salariées et leurs homologues masculins commence malheureusement dès la sortie d’école. En effet, sur cette jeune tranche d’âge, les vétérinaires salariées gagnent en moyenne 9,6 % de moins que les vétérinaires salariés. Un écart maximal de 22,9% est atteint sur la tranche d’âge des 30-39 ans (qui correspond à la tranche d’âge préférentielle durant laquelle les femmes ont des enfants). L’écart moyen pris sur la tranche de 20 à 59 ans est tout de même de 14,2%.
À noter que ces revenus ne sont pas rapportés à temps de travail équivalent. Nous devons donc nous comparer à la moyenne française tous secteurs confondus de 28,5% (et non de 16,8%). Par conséquent, on ne peut pas dire que nous soyons de bons élèves même si nous ne sommes certes pas les plus mauvais !
Quelles causes à ces inégalités ?
N’en déplaise à notre égo, nous ne valons guère mieux que les autres... Il nous faut donc probablement rechercher les causes de nos inégalités salariales aux mêmes endroits que les autres.
La peur des grossesses et du congé maternité
Et oui, depuis la nuit des temps, les femmes enfantent l’humanité… C’est beau (enfin, si on met de côté les nausées, les hémorroïdes, les épisiotomies, les crevasses d’allaitement etc). D’ailleurs, si on avait su à quel point cette histoire d’utérus pourrait impacter notre vie (professionnelle notamment), beaucoup d’entre nous auraient insisté pour avoir un chromosome Y ! Car sur ce point, les données nationales sont claires : les femmes sont d’autant moins représentées dans les postes les mieux payés qu’elles sont mères de famille. Plus les femmes ont d'enfants, plus elles sont pénalisées sur le plan salarial : une mère de famille de trois enfants ou plus est rémunérée 31,3 % de moins qu'un père de famille, à temps de travail équivalent [1]. En plus du congé maternité, l’ombre du congé parental plane au-dessus des entreprises car certaines jeunes mamans peuvent décider, y compris « de dernière minute », d’y recourir. Les raisons en sont multiples - logistiques, émotionnelles ou parfois médicales - et les durées variables, de quelques mois au 3ème anniversaire de l'enfant, ce qui est bien entendu très impactant pour l'employeur·euse.
Les données concernant la profession vétérinaire sont toutes aussi tristement limpides… Comment expliquer sinon ce différentiel de 22,9% sur la tranche des 30-39 ans ? Cet écart de salaire représente tout de même 25 502 € brut annuel, soit 2 125 € brut mensuel ou encore environ 1 600 € net par mois (non remis à temps de travail équivalent, je le rappelle). Soit dit en passant, pauvres des femmes qui ne souhaitent pas (ou ne peuvent pas) avoir d’enfants et qui subissent tout de même sans ménagement cette discrimination à l’embauche….
Il semble donc avéré que les femmes vétérinaires ont plus de difficultés à trouver un premier emploi par crainte d’une grossesse imminente de la part des employeur.euse.s [3]. Notons tout de même qu'en ce moment, et particulièrement depuis 2021, la conjoncture est telle que les employeur.euse.s n'ont plus vraiment le loisir de choisir en fonction du sexe. Mais les "mauvaises habitudes" sont difficiles à perdre, il n'est donc pas exclu de voir clairement réapparaître cette discrimination systémique dès que la situation s'améliorera...
Faut-il pour autant jeter l’opprobre sur les recruteur.euse.s sans autre forme de procès ? Évidemment, non … Nul n’ignore aujourd’hui les difficultés de recrutements auxquelles sont confrontés les vétérinaires employeur.euse.s. Il est quasiment impossible aujourd’hui de remplacer une salariée en congé maternité. En outre, une vétérinaire enceinte a mille bonnes raisons d’être arrêtée avant son congé maternité ou tout au moins de ne pas être en mesure de faire tout ce qu’elle faisait avant, surtout pour les grands animaux. J’en veux pour preuve les dizaines de pathologies (diabète, cholestase, asthénie, hyperémèse, rhinite etc etc) auxquelles la médecine accole nonchalamment « gravidique » ou « gestationnelle » (et encore, c’est sans compter le QI de bulot dont certaines d’entre nous sont victimes au premier trimestre)… Le problème est donc plus complexe qu’il n’y paraît et il serait hasardeux de condamner les entreprises sans se replacer dans le contexte actuel ou sans se mettre à la place d’un.e employeur.euse dont l’équipe est déjà sous-staffée…
La « charge mentale » (la fameuse !)
Autre effet indésirable de ce fichu deuxième chromosome X (comme si la grossesse ne suffisait pas), il code visiblement pour des protéines capables d’élargir les capacités de planification mentale des femmes qui deviennent alors … corvéables à merci. Que celle qui n’a jamais pris rendez-vous chez le pédiatre, le téléphone coincé contre l’épaule tout en ligaturant un pédicule ovarien de chatte ou fait sa liste de courses, le bras dans un rectum de jument tout en mesurant un follicule, me jette la première pierre ! Je parle ici de la fameuse charge mentale, concept introduit dans les années 80 et popularisé par la dessinatrice Emma avec humour en 2017. Même si elle s’avère difficilement quantifiable, il est évident que les femmes cumulent, bien plus que les hommes, la charge mentale ménagère avec leur charge mentale professionnelle. De nombreuses études récentes l’ont démontré. Par exemple, 80 % des femmes indiquent consacrer au moins une heure par jour à la cuisine ou au ménage contre seulement 36 % des hommes [4].
Le temps et la capacité de charge mentale n’étant ni l’un ni l’autre extensibles, les femmes se retrouvent donc contraintes d’effectuer des choix quotidiens entre leurs obligations familiales et professionnelles. Elles peuvent donc paraitre moins « engagées » dans leur travail. Conséquences de quoi, elles semblent moins éligibles que leurs collaborateurs masculins à des augmentations de salaire et à un élargissement de leurs responsabilités. Pire, elles sont convaincues elles-mêmes qu’elles ne méritent pas d’être augmentées parce qu’elles ne se sentent pas mentalement pleinement disponibles pour leur travail.
Le passage à temps-partiel
Chez les vétérinaires, les postes à temps partiel représentent 40 % des postes chez les femmes, contre 28 % chez les hommes [2]. Dans la population générale, les femmes représentent aujourd’hui plus de 80% des temps partiels [5]. En général, quand on dit ça à un repas de famille, il y en a toujours un.e pour sortir le traditionnel « qu’est-ce qu’on y peut si elles préfèrent s’occuper de leurs enfants plutôt que de travailler à temps plein ? ». En général, à ce stade, autant économiser son énergie et sa salive (Tonton, tu reprendras bien un petit coup de rouge?) mais si on est en forme, on peut aussi expliquer que non (attention scoop !), les femmes ne passent pas à temps partiel pour se tourner les pouces à la maison. Pour certaines, il s'agit bien entendu de pouvoir passer plus de temps de qualité avec leurs enfants (ce qui, soit dit en passant, est louable vu les conclusions du rapport 2021 de la Commission des 1000 jours, commandé par le Ministère des Solidarités et de la Santé). Mais pour d'autres, il s'agit surtout d'essayer de faire face avec un peu plus de sérénité à un amoncellement de tâches colossal. Le monde moderne et ses avancées galopantes n’ont malheureusement pas encore permis de faire tenir plus de vingt-quatre heures dans une journée…
On observe souvent un décalage entre ce qui motive le choix de la salariée à passer à temps partiel et l’interprétation (parfois inconsciente) qu’en fait son employeur.euse. De manière caricaturale, quand certaines femmes voient le temps partiel comme une solution pour éviter le burn-out professionnel et/ou parental, leurs employeur.euse.s l’interprètent plutôt comme une volonté pour elles de s’investir dans leur vie personnelle au détriment de leur vie professionnelle. Avouez que dans ce contexte d’interprétation, ce qui est vu comme un désengagement de la salariée n’aura aucune raison de donner lieu à une augmentation ou à une promotion...
Le plafond de verre intérieur
Les femmes se sentent moins légitimes que les hommes à négocier leur salaire à l’embauche ou à demander une augmentation. Il s’agit là d’un cercle vicieux… Car la dévalorisation de leurs salaires amenuise leur estime d’elles-mêmes et diminue peu à peu leur engagement et leur motivation. Leurs performances s’en trouvent altérées. Alors, elles se mettent à douter de leurs compétences et prennent moins de risques. C’est insidieux et inconscient mais il est clair que l’inégalité de salaires entraîne des inégalités de comportements entre les femmes et les hommes.
Le danger ? Lorsqu’on a moins d’autonomie financière, on est moins libre de choisir l’orientation qu’on souhaite donner à sa vie. C’est moins criant pour les professions qualifiées comme la nôtre que pour d’autres secteurs bien sûr car nous gagnons correctement notre vie, mais il n’en est pas moins que les disparités salariales rendent les femmes plus dépendantes et donc socialement plus vulnérables.
Quelles solutions à notre échelle ?
Il s’agit sans conteste d’un problème d’une grande complexité dans lequel les « y a qu’à / faut qu’on » n’ont pas vraiment leur place, surtout si on tient compte de la conjoncture actuelle du marché de l’emploi vétérinaire. Pour autant, il ne faut pas croire que nous ne pouvons rien faire et que c’est à l’État, à nos institutions ou alors aux autres de régler le problème…
Se poser les bonnes questions
La première étape est bien souvent la prise de conscience. Réaliser que le problème existe, peut-être même chez soi, est le premier pas vers l’égalité salariale. On peut commencer par reprendre les fiches de paie de ses salarié.e.s et se demander à quoi sont dus les écarts de salaires. Ces salaires sont-ils vraiment cohérents ? Ont-ils évolué sans jamais tenir compte des absences liées à la grossesse ou à la maternité ? Beaucoup de choses passent inaperçues parce qu’elles sont inconscientes et notre cerveau est champion pour nous biaiser dès qu’il en a l’occasion…
S’auto-censurer
Je vais vous faire une confidence : à chaque recrutement auquel j’ai collaboré ou que j’ai moi-même effectué, cette peur du congé maternité m’a effleurée. À chaque fois, il m’a fallu quelques secondes pour me ressaisir et me dire « Ça ne peut pas entrer en ligne de compte ! ». Et tout.e recruteur.euse qui vous dirait qu’il n’y a jamais songé mentirait... Ce n’est pas grave d’y penser, ce qui compte, c’est de faire taire le petit diable sur votre épaule qui vous dit « elle vient de se marier, elle va nous faire un bébé dans l’année » ou encore « avec ses deux grossesses, elle a été là en pointillés pendant quatre ans : pourquoi je l’augmenterais ?! ».
La question ici, c’est de savoir ce qu’on veut pour l’avenir du monde du travail et d’agir en conséquence. Neuf mois de grossesse et quatre mois de congé maternité, même répétés, ne devraient pas avoir de conséquences sur une carrière longue de quarante années. Intégrer cette donnée et la promouvoir auprès de son équipe est un choix de pleine conscience. En alignant nos conduites respectives avec les valeurs que nous souhaitons véhiculer, nous finirons par changer peu à peu de paradigme.
Changer de mentalité aussi avec nos collaborateurs masculins
Favoriser l’égalité salariale, c’est aussi ajuster notre manière de concevoir et de traiter … les hommes. Pour équilibrer la balance, il convient de se libérer d’un certain nombre de stéréotypes à l’égard de nos collaborateurs masculins. Soupirer quand son salarié (ou son associé d’ailleurs) demande à partir à 17h pour une réunion de parents d’élèves, lever les yeux au ciel quand il annonce qu’il compte prendre ses 28 jours de congé paternité ou lui dire « mais ta femme, elle peut pas gérer ? » quand il explique qu’il faut qu’il pose sa journée parce que sa fille est malade ne sont évidemment pas des attitudes qui servent la cause ! Les jeunes vétérinaires appartiennent à une génération où les hommes s’investissent davantage dans la vie familiale et l’éducation de leurs enfants et grand bien leur fasse ! Ils ne doivent pas être moqués mais plutôt soutenus et encouragés, ce qui passe aussi par le regard de leur employeur·euse.
Comprendre enfin que la parentalité peut être un atout dans le travail
On a tendance à ne voir que le mauvais côté des choses, c’est-à-dire à penser qu’une fois qu’elle a des enfants, une mère sera moins engagée et moins disponible pour son travail. Pourtant, certaines études démontrent que la parentalité rend les mères (et les pères d’ailleurs) plus productifs au travail [6]. Ceux de mes lecteur.ice.s qui sont parents ne me contrediront pas : travailler et élever des enfants en même temps est un défi qui demande de déployer des trésors d’intelligence et d’organisation! Les compétences développées par la parentalité que sont l’empathie, la flexibilité, la communication, la gestion de son temps et de ses émotions (reste calme, il a juste fait de la peinture sur le mur du salon…) sont autant de compétences nécessaires pour réussir en tant que vétérinaire. La majeure partie des tâches parentales étant encore dévolues aux femmes (même si c’est en train de changer), ces dernières disposent de toutes les fameuses soft skills dont les employeur·euse·s rêvent...
Si les femmes et les hommes naissent libres et égaux en droits, force est de constater qu’ils ne le restent pas une fois la porte du monde du travail poussée… Il y a encore fort à faire pour parvenir à l’égalité salariale, y compris dans notre profession. Mais les choses avancent, pierre après pierre et jour après jour... Et chacun d’entre nous a son petit rôle à jouer !
Marine Slove,
Vétérinaire & Éditrice associée
Ressources documentaires et bibliographiques :
[1] « Écarts de rémunération femmes-hommes : surtout l’effet du temps de travail et de l’emploi occupé », INSEE, juin 2020, n°1803, [En ligne], Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4514861 [Consulté le : 04-mars-2022] ;
[2] Atlas démographique de la profession vétérinaire 2021, l’Observatoire nationale démographique de la profession vétérinaire, 6ème édition, [En ligne], Disponible sur : https://www.veterinaire.fr/system/files/files/2021-11/ODV-ATLAS-NATIONAL-2021.pdf [Consulté le : 04-mars-2022] ;
[3] « La féminisation de la profession vétérinaire en France : analyse de son impact à partir d’une enquête auprès de praticiens libéraux », V. paulet, Thèse d’exercice ENVT 2011 ;
[4] Données 2016 de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes ;
[5] Emploi, chômage, revenus du travail, édition 2017 - Insee Références ;
[6] J. DaSilva, étude menée par Berlin Cameron, la société Kantar et l’organisation The Female Quotient, 2021.