Les vétérinaires face aux troubles du sommeil
Si l’on cherchait à réaliser une recette pour mal dormir, nul doute que l’on trouverait de nombreux ingrédients parmi les contraintes de notre profession. L’étude menée par le Professeur Truchot [1] concernant la santé des vétérinaires au travail s’est notamment intéressée à la prévalence de deux grands troubles, burnout et idéations suicidaires, en incluant : les troubles du sommeil et les troubles somatiques. Il ressort de l’étude que les facteurs les plus associés aux troubles du sommeil sont :
- la surcharge de travail : Déplorée par plus de 84% des vétérinaires, c’est l’élément le plus associé aux troubles du sommeil. On parle de surcharge de travail lorsque que nos capacités à encaisser les journées de travail sont dépassées. Cela concerne à la fois l’amplitude horaire, mais également le rythme des journées. Sans surprise, cette surcharge empiète également sur notre vie privée : plus les journées sont intenses et chargées émotionnellement, plus le cloisonnement vie personnelle/vie familiale est difficile à effectuer. Les tensions se répercutent à la maison, et peuvent se traduire par des difficultés de sommeil ;
- la peur de l’erreur : Typiquement véto, la peur de l’erreur est le second facteur le plus associé aux troubles du sommeil. Il est ainsi intéressant de constater que ce n’est pas quelque chose que l’on retrouve beaucoup chez les médecins. La peur de l’erreur touche significativement plus les vétérinaires salarié·e·s par rapport aux libéraux·ales, plus les femmes que les hommes, et plus les vétérinaires canin·e·s par rapport aux ruraux·ales. La peur de l’erreur est associée aux ruminations mentales, à la pression que l’on se met face aux attentes des propriétaires souvent très anxieux·ses et exigeant·e·s mais aussi face à ses collègues ;
- les inquiétudes financières : Il s’agit du troisième facteur le plus associé aux troubles du sommeil, et concerne, sans surprise, plutôt les vétérinaires libéraux·ales. Dans un contexte économique difficile, où les charges sont toujours plus élevées et où les exigences des client·e·s imposent d’investir toujours plus dans du matériel de qualité (et onéreux !), les inquiétudes financières sont bien légitimes. Globalement, les vétérinaires estiment ne pas gagner assez par rapport à leur investissement, ce qui augmente le sentiment d’injustice et d’insatisfaction au travail ;
- le travail morcelé : Il s’agit d’un facteur très associé aux troubles du sommeil, car on le retrouve en quatrième position. Notre métier est en effet régulièrement sujet aux interruptions : téléphone, demandes des collègues, réponses urgentes à apporter aux client·e·s… Or chaque interruption demande un temps de re-concentration pour retourner à la tâche initiale, ce qui nuit à l’efficacité professionnelle et favorise l’épuisement émotionnel ;
- la confrontation à la souffrance : Qu’elle soit celle de l’animal et/ou de sa ou son propriétaire, la souffrance est rencontrée au quotidien. Cela augmente notre charge émotionnelle, jusqu’à la fatigue compassionnelle. La réalisation d’euthanasies est décrite comme un acte difficile psychologiquement. Une association avec les troubles de sommeil est constatée, mais pas de manière très significative ;
- les gardes : Celles-ci sont bien associées aux troubles du sommeil, qu’elles soient de nuit ou de week-end, mais avec un coefficient de corrélation étonnamment faible. Il semblerait donc que les plus mauvais·es dormeur·euse·s ne soient pas nécessairement ceux ou celles qui effectuent le plus de gardes. En revanche, celles-ci sont bien associées à un sentiment de lassitude et de fatigue générale.
Pas tou·te·s égaux·ales face au sommeil ?
Même si nous exerçons le même métier, avec toutes ses subtilités et ses nuances ; même si nous rencontrons globalement les mêmes stresseurs au quotidien, nous ne sommes pas du tout égaux·ales face au sommeil. Que cela concerne notre capacité à nous endormir facilement ou non, ou bien notre besoin quotidien de sommeil (en moyenne 7 à 9 heures, mais certaines personnes se contenteront de moins pour se sentir en forme), il y a de grandes variations individuelles. L’environnement personnel est également susceptible de modifier notre relation au sommeil : les parents de jeunes enfants ont plus de chances de connaître des nuits hachées et écourtées, par exemple.
« Lorsque j’ai commencé mes études, j’étais pleine d’enthousiasme. Je me voyais travailler d’arrache-pied, assurer les urgences la nuit, me lancer dans une longue et intense carrière. J’avais de l’énergie et je n’imaginais pas à quel point mon métier allait impacter ma santé et mon sommeil. Pourtant, les troubles ont commencé dès l’école, avec les premières gardes. J’ai passé de longues heures à fixer le plafond en cherchant le sommeil, pendant que mes copains de promo s’endormaient d’un coup. Il m’a fallu des mois avant que je puisse quitter cet état d’hypervigilance et réussir à dormir un peu entre deux urgences ou entre deux soins de nuit. Par la suite, en commençant la pratique, j’ai souffert d’insomnies très difficiles à vivre. Les gardes y étaient pour quelque chose, un peu. Mais surtout, je ressassais les journées les plus éprouvantes et je n’arrivais plus à trouver le sommeil lorsque j’avais le sentiment qu’une consultation s’était mal passée. Il a été difficile d’admettre que le métier qui me faisait tant rêver et pour lequel j’étais si motivée me faisait tant souffrir. Je n’ai réussi à retrouver une relation saine au sommeil qu’en arrêtant les gardes de nuit et en diminuant un peu mon rythme de travail. Mais l’équilibre est fragile. Le sommeil n’est jamais quelque chose d’acquis en ce qui me concerne. »
C., vétérinaire mixte
La notion de chronotype, notamment, est importante à connaître pour mieux comprendre son rythme naturel, et le faire coïncider, lorsque c’est possible, avec son rythme de travail. Le test élaboré par Jim A Horne et Olov Östberg, en 1976, reste d’actualité pour qualifier son chronotype. Quand certain·e·s auront tendance à se réveiller tôt, en pleine forme, d’autres se sentiront plein·e·s d’énergie plutôt le soir. Dans une population adulte, on compte environ 40% de chronotype matinal et 11% de chronotype tardif ; les autres sont de type intermédiaire.
« Moi, clairement, je suis une lève-tard et couche-tard. C’est pour cela que je me suis dirigée vers la pratique des urgences à domicile. Cela ne me dérangeait pas de travailler tard dans la soirée. Cela a changé avec la naissance de ma fille, avec un enfant on ne peut plus forcément faire les mêmes choix ! »
M., vétérinaire canin
Ainsi, on retrouvera une grande disparité de profils. Quand certain·e·s auront des facilités naturelles à s’endormir et à récupérer, d’autres pourront beaucoup souffrir des rythmes hachés et changeants qu’impose souvent notre mode d’exercice.
Les conséquences d'un manque de sommeil sur la santé
Le lien entre sommeil et santé est maintenant bien établi. A court terme, le manque de sommeil occasionne irritabilité, baisse de vigilance, moins bonne mémorisation, somnolence (allant jusqu’à des accidents qui auraient pu être évités dans d’autres conditions). A long terme, les conséquences sont également sérieuses : augmentation du risque de maladies cardiovasculaires et neurodégénératives, de diabète de type 2, d’obésité, de dépression…
Chez les médecins, une étude [2] s’est intéressée à la santé des praticien·ne·s effectuant des gardes de nuit. Les résultats ont permis de mettre en évidence un ensemble de troubles regroupés sous l’appellation de « syndrome postgarde de nuit » (PGN). En effet, de nombreux·ses médecins subissent un état de fatigue majeur le lendemain d’une garde et reconnaissent avoir des attitudes et comportements inhabituels en lien avec cette privation de sommeil. Globalement, le syndrome PGN se caractérise par des troubles somatiques, des troubles comportementaux, des troubles de l’humeur et des symptômes psychiques pouvant subsister jusqu’à trois jours post garde. La privation d’une nuit de sommeil conduit à un raisonnement rigide, à des erreurs répétées et à des difficultés à apprécier une nouvelle situation.
Il faut certes faire la différence avec les vétérinaires qui travaillent rarement toute une nuit en continu, mais ces premiers éléments invitent assurément à la réflexion. D’autres études [3] ont par ailleurs montré que les travailleur·euse·s de nuit (tous métiers confondus) subissaient plus de stress professionnel, faisaient plus d’erreurs, avaient des niveaux de performance plus faibles et des capacités de concentration plus basses que les travailleur·euse·s de jour.
Comment prendre soin de son sommeil ?
Quand on aura compris et intégré que le sommeil fait partie intégrante de la santé, alors peut-être pourra-t-on commencer à le traiter comme quelque chose de crucial, et non d’accessoire. Cela commence dès les études et les premières gardes demandées aux étudiant·e·s. Quel message fait-on passer aux futures consœurs et confrères en leur demandant d’enchaîner nuit d’astreinte et journée en clinique ? Pourquoi ont-iels l’impression qu’on leur fait une « faveur » en leur « accordant » de se reposer « 2-3 heures » après une nuit éprouvante ? Si ces schémas sont intériorisés dès l’école, comment peut-on espérer des étudiant·e·s qu’iels prennent soin de leur sommeil en intégrant la vie active ?
Nous sommes bien la seule profession où il est complètement ancré dans les mentalités que le travail de nuit peut succéder au travail de jour sans discontinuer. Certes, pour les vétérinaires salarié·e·s, la convention collective stipule qu’après des heures d’astreintes dérangées, un repos compensateur doit être instauré. Mais en pratique, dans combien de cas est-ce réellement respecté ? Le sommeil est tellement relégué au second plan que l’on préfère encore « s’arranger » avec le droit du travail… Pour les libéraux·ales, l’obligation de permanence et de continuité de soins donne l’impression qu’il n’est pas possible de faire autrement que de travailler jour et nuit, mais des solutions existent dans la plupart des cas. Régulation téléphonique, tours de garde entre cliniques du même secteur, renvoi à des structures d’urgence… S’il n’est actuellement pas possible de s’affranchir de nos obligations de PCS, on peut au moins tenter de faire en sorte que les astreintes soient moins dérangées (et le sommeil ainsi moins morcelé).
À ce sujet, n'hésitez pas à écouter l'épisode #20 de Vet’o micro : Hélène Letard – Envisager les urgences autrement.
En finir avec les insomnies ?
Maintenant, que faire lorsque les troubles du sommeil sont bien installés ? Qu’il s’agisse d’insomnies à l’endormissement, de réveils dans la nuit sans pouvoir se rendormir ou bien de réveils trop matinaux, les troubles du sommeil finissent par chambouler en profondeur notre rythme circadien. Les vétérinaires mauvais·es dormeur·euse·s auront déjà probablement entendu la plupart des conseils classiques, mais il n’est jamais inutile de les rappeler. Il est important de respecter un même rythme toute la semaine (même le week-end), ce qui n’est pas si simple pour notre profession ; de cesser toute activité stimulante (sport, écrans, prise de boisson énergisante…) au moins deux heures avant le coucher, de n’utiliser le lit que pour dormir, et de se forcer à se lever après 30 minutes si le sommeil ne vient pas. Chez les insomniaques, les siestes doivent être évitées, afin que la pression de sommeil reste forte au moment du coucher. L’humain est particulièrement sensible aux rythmes et aux routines : effectuer les mêmes gestes et aux mêmes heures chaque soir aide à se resynchroniser.
Si malheureusement les troubles deviennent chroniques, il sera peut-être nécessaire de passer par une thérapie du sommeil, incluant la méthode de restriction de temps passé au lit (RTPL), technique validée scientifiquement et actuellement utilisée par les centres du sommeil. Les somnifères ne sont une solution que pour une courte durée, et ne règlent malheureusement pas le problème de fond.
Enfin, on n’insistera jamais assez sur l’importance d’en parler autour de soi, à ses proches mais aussi à ses collègues. En effet, les troubles du sommeil peuvent engendrer souffrance physique et psychologique, un sentiment d’isolement et une perte de motivation. De nombreuses mains ne demandent qu’à être tendues, qu’il s’agisse de celles de professionnel·le·s (médecins, psychologues, sophrologues), de proches ou d’associations comme Vetos-Entraide.
Les vétérinaires sont particulièrement exposé·e·s aux troubles du sommeil, ceux-ci se déclenchant parfois dès les études. Dans un monde où la course à la productivité continue sa pleine lancée, il est temps que l’on légitime la souffrance et les difficultés occasionnées par les insomnies et la fatigue chronique. En faisant de son sommeil une priorité, on peut faire changer les injonctions qui pèsent sur nous et nos collègues. Élément clé du bien-être au travail, peut-on espérer que l’on sorte le sommeil du rang des grands oubliés ?
Astrid de Boissière,
Vétérinaire
Ressources documentaires et bibliographiques :
[1] D. Truchot et al. , La santé au travail des vétérinaires : une recherche nationale, 2022, [En ligne]. Disponible sur : https://www.veterinaire.fr/system/files/files/2022-06/Rapport%20Cnov%20et%20V%C3%A9tos%20Entraides%20VFinale%2013062022.pdf [Consulté le 18 novembre 2022] ;
[2] C.Fasula, A. Marchal, H. Krebs, C. Moser, R. Genre-Grandpierre, X. Bobbia, J.-E. de La Coussaye, P.-G. Claret, Le syndrome postgarde de nuit chez les médecins urgentistes : caractéristiques et facteurs influençants. Ann. Fr. Med. Urgence, 2018, 8:301-308. [Consulté le 29 novembre 2022] ;
[3]A. Fido, A. Ghalia, Detrimental effects of variable work shifts on quality of sleep, general health and work performance. Med Princ Pract, 2008, 17:453-7. [Consulté le 29 novembre 2022] ;
[4] M. Balavoine, Sommeil biophysique : dormir en un bloc de huit heures, une invention récente, 2021, En ligne]. Disponible sur : https://www.planetesante.ch/Magazine/Sommeil-et-insomnies/Sommeil2/Sommeil-biphasique-dormir-en-un-bloc-de-huit-heures-une-invention-recente [Consulté le 18 novembre 2022].