Quatre. Le chiffre clé de ces derniers mois. Quatre fois plus que dans la population générale [1] ! Voilà, c’est factuel, c’est gravé dans le marbre, c’est lu et c’est repris dans la presse nationale. Nous sommes en train de l’intégrer, comme si c’était une fatalité, comme si nous étions une profession pour toujours endeuillée.
L'arbre qui cache la forêt
Je pense à cette consœur qui, sur France Inter [2], peine à répondre au journaliste qui lui demande si elle a déjà pensé concrètement au suicide. La réponse est oui, bien sûr. Mais elle n'a pas envie de le raconter. Parce que c’est trop dur. Elle m’a bouleversée... Je pense à ce fameux “ on n’avait rien vu, qui aurait pu s’en douter ? ”. Il me ronge le cœur... Je pense à ma propre pudeur, moi qui n’ai pas nommé les choses dans mon précédent billet. Quelle triste pudibonderie ! Ça s’appelle le S.U.I.C.I.D.E et chez nous ça consiste à ouvrir l’armoire de la pharmacie, à en sortir du Dolethal® ou du T61®, à préparer une perf, à se poser un cathé et à ouvrir les vannes. Et ça, ça me dévore l’âme jusqu’aux tréfonds, parce que les derniers instants de ceux que j’ai aimé ou connu me hantent... C’est un acte intime, cru, ultra violent. Et ceux d’entre nous qui l’on fait, savaient parfaitement qu'il s'agissait là d’un voyage sans retour...
La brutalité de l’acte le rend choquant et donc spectaculaire. C’est peut-être en partie pour ça que traitement médiatique du suicide passe souvent à côté de l’essentiel. Car en réalité, il est l’arbre qui cache la forêt. On ne se réveille pas un matin en se disant qu’on va mettre fin à ses jours, sans qu’il y ait eu de prémisses. Les idéations suicidaires et le passage à l’acte sont le fruit d’un lent processus de dégradation psychique et la conséquence d’un état dépressif. La dépression est une maladie (on ne le dira jamais assez) et le suicide n’est que sa foutue acmé. Seulement, les troubles psychiatriques sont perçus dans notre société comme une faiblesse d’esprit et comme un mal honteux. En outre, les vétos ont tout ce dont on peut rêver, donc inconsciemment, ils ne sont donc pas autorisés à flancher. Cette idée reçue, bien ancrée dans notre culture, inhibe la parole et retarde la prise en charge de nos confrères et consœurs en souffrance.
Pourtant, la dépression se soigne et se guérit. Pour peu qu’on la prenne en charge précocement, bien en amont de l’irrémédiable. Nous sommes bien placés pour le savoir parce que c’est valable pour à peu près toutes les maladies : “ La prise en charge précoce améliore le pronostic ”. C’est le plus dur à avaler pour moi : me dire que ça aurait pu être évité... Alors, certes, lorsqu’on en arrive aux idéations suicidaires, le désespoir et la souffrance sont tels qu’on n’est plus en mesure de se dire que c’est un état psychique transitoire et réversible. On a besoin d’aide et ça, c’est dur pour les vétérinaires que nous sommes. Parce que nous sommes des soignants et que c’est nous qui soignons les autres. Parce que nous sommes des sachants et que c'est nous qui savons quoi faire. Parce que nous sommes des battants et que nous avons l'habitude d’encaisser les coups. Oui mais non... Dans ces moments-là, on n’est plus capables de se prendre en charge soi-même : on a besoin de quelqu’un sur qui compter, un proche, une personne ressource qui va nous accompagner. Et on a besoin de la médecine, humaine (dans tous les sens que ce terme comporte). Mais pour ça, encore fait-il pouvoir en parler, sans tabou ni culpabilité...
C'est pour cette raison qu’il faut à tout prix briser le silence, dire la douleur, le désespoir, la détresse psychique absolue ; dire le monde en gris où toute trace de bonheur s’est évanouie ; dire le sentiment de joie qui a déserté ; raconter les anti-dépresseurs dans le tiroir de la table de nuit et la plaquette d’anxiolytiques dans la boîte à gant ; raconter le couloir des urgences psychiatriques. Il faut lever le tabou, libérer la parole, légitimer la souffrance pour pouvoir incarner le récit. Parce que ce qui est tu, tue ! Parce que dire ce qui est moche et dur, c’est être en mesure d’y faire face. Témoignez, c’est rompre le silence collectivement, c’est sortir la dépression de son sordide placard ! Ainsi, ceux d’entre nous qui en ce moment même subissent ces idéations noires et intrusives, savent qu’ils ne sont plus seuls...
Changer d'angle de vue
On tient désormais pour acquis que les vétérinaires sont prédisposés à la dépression et au suicide. Les études avancent pour hypothèse des facteurs intra-individuels (traits de personnalité comme l’anxiété, le perfectionnisme ou l’addiction au travail) et le cortège de stresseurs auquel un vétérinaire est soumis au quotidien. C'est évidemment vrai et ces études sont sérieuses et utiles. Cependant, le danger serait de croire que tout ceci est une fatalité, à savoir une prédisposition individuelle assortie d’un biais de sélection à l’entrée des ENV. Nous ne sommes pas par nature “ trop intelligents pour être heureux ”*, trop hypersensibles pour faire face à la charge compassionnelle liée à notre métier, tous workaholic ou tous programmés pour être dépressifs. Croire cela nous détourne des causes structurelles. Il nous faut au contraire chercher une partie des explications dans notre construction en tant que vétérinaires : dans nos études, dans notre corporatisme, dans notre appréhension de la confraternité, dans notre rapport au monde animal et à ce qu’il a de distordu. C’est là qu’il faut chercher... Car cet angle de vue tronqué engendre des mesures préventives inadaptées. Nous nous focalisons sur la prévention tertiaire, qui s’inscrit dans la réparation de praticiens déjà fragilisées et sur la prévention secondaire, qui aide les vétérinaires à mieux gérer les exigences du métier en améliorant leur stratégie d’adaptation aux stresseurs et en soulageant les symptômes du stress. Nous oublions trop souvent la prévention primaire, qui repose sur la construction de stratégies collectives pour agir sur les causes socio-organisationnelles du mal-être et supprimer les risques psycho-sociaux pathogènes. Pourquoi ? Eh bien parce que c’est plus facile de renforcer les humains pour les adapter au système que de remettre en cause tout le système pour l’adapter aux humains ! La prévention primaire est exigeante, elle bouscule, elle met en cause des problèmes systémiques... Pourtant, c’est en amont qu’on sauve les gens... Parce que c’est ce qui permet d’anticiper les problèmes et de développer une solide culture de la prévention.
Notre processus de sélection ne sélectionne pas des gens trop fragiles pour être vétérinaires, l’intelligence et l’empathie ne sont pas nos talons d’Achille, mais nos plus grandes qualités ! Le suicide des vétérinaires n’est pas une fatalité et nous ne sommes pas une profession maudite, condamnée à porter le deuil indéfiniment !
Euthanasier le suicide, c’est briser le silence, c’est détabouiser la dépression et déstigmatiser la psychiatrie. Alors inondez la Toile ! De vos larmes, de vos indignations mais surtout de vos solutions, pour ceux d’entre nous qui s’en sont sortis (c’est de vous dont on a le plus besoin à cet instant). Nous leur devons bien ça, à ceux qui sont partis... C’est le plus bel hommage que nous pouvons leur rendre. #NotOneMoreVet.
Marine Slove,
Vétérinaire & Éditrice associée
Ressources documentaires et bibliographiques :
[1] D. Truchot, “ La santé au travail des vétérinaires : une recherche nationale ”, Rapport de recherche pour le Conseil National de l’Ordre des Vétérinaires et l’Association Vétos-Entraide, 2021 ;
[2] Podcast Interception de France Inter, “ Vétérinaires, le grand malaise d'un métier qui fait rêver ”, 15 janvier 2023.
*En référence au livre de Jeanne Siaud-Facchin, “ Trop Intelligent pour être heureux ? L’adulte surdoué ”, dont les propos sur les HPI sont contestés par une partie de la communauté scientifique.