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Répartir la charge émotionnelle liée à l’euthanasie pour ne plus la subir

Crédit photo @ JJIMAGE - istockphoto.com
S’il est un acte de la pratique vétérinaire qui ne laisse personne indifférent, c’est bien celui de l’euthanasie. Et si chacune d’entre elles suit généralement un rituel bien rodé, propre à chaque praticien, elles entraînent toutes leur lot de charge émotionnelle, impactant inexorablement le vétérinaire qui exécute cet acte irréversible. Oui, mais… S’il est normal de considérer que chaque euthanasie représente un coût compassionnel, il est primordial d’apprendre à le gérer pour se protéger du risque de fatigue compassionnelle qui rôde.

Cet article a été écrit en collaboration avec :

« Et vous, votre première fois, c’était quand et dans quelles circonstances ? » Cette question, posée par une jeune consœur à propos d’euthanasie, fait remonter des souvenirs. Et comme pour certaines autres premières fois dont on se rappelle tous, il est probable que bon nombre d’entre vous pouvez répondre à cette question, et parfois même de façon étonnamment précise. Pour ma part, c’était en stage. Une euthanasie d’un chat comateux, en hospitalisation. Le cathéter était posé. Les propriétaires, absents. Et le véto m’a dit : « C’est une bonne occasion pour une première, qu’en penses-tu ? » J’ai pris la seringue dans sa grande main (c’est fou comme certains détails restent ancrés) et je l’ai injectée, doucement, tout doucement. Une caresse au matou, dont le cœur s’était déjà arrêté… et il faut enchaîner.

Être vétérinaire, c’est donc ça aussi. Pourquoi n’est-on pas mieux préparé ? Comment fait-on pour vivre avec « ça » ? Passer du stress moral légitime lors d’une euthanasie à la fatigue compassionnelle, véritable usure de compassion entraînant colère, isolement, apathie… le risque est réel. Le comprendre et connaître les moyens pour s’en protéger, voilà le véritable enjeu !

Reprenons les bases

Avant d’aller plus loin, quelques explications s’imposent. Et pour se faire, une fois n’est pas coutume, prenons le problème à l’envers.

Selon le Dr. Charles Figley, psychologue, la fatigue compassionnelle est « un sentiment d’épuisement physique et émotionnel que les professionnels de la relation d’aide sont susceptibles de développer au contact de la souffrance ».

En réalité, tout se passe comme si la répétition des euthanasies dans la vie d’un praticien aboutissait à le vider de ses capacités de compassion. Comme si, à chaque fois que le vétérinaire est amené à proposer puis à pratiquer cet acte – tout en accompagnant la souffrance et la détresse de l’animal, de ses propriétaires et parfois même de son équipe –, il encaissait un choc, un véritable traumatisme dont la répétition peut aboutir progressivement en un état proche de celui du stress post-traumatique. Or ce qui sous-tend cette contagion traumatique, depuis le propriétaire qui subit le traumatisme primaire jusqu’au praticien, c’est bien la compassion. La compassion, c’est le fait de vouloir agir pour aider l’autre, le fait de vouloir, coûte que coûte, soulager la souffrance d’autrui. Mais allons plus loin encore. Pour avoir de la compassion, il faut éprouver de l’empathie, cognitive mais surtout émotionnelle. Il faut être capable de ressentir et de comprendre ce que vit la personne en face de nous. Et c’est là que tout s’éclaire. Car s’il est une qualité que la plupart des personnels de santé et des vétérinaires partagent, c’est bien l’empathie. C’est elle qui, bien souvent, nous a poussés vers une profession d’aidant, une profession de soins. Et d’ailleurs, à l’opposé de la fatigue compassionnelle, ce que cette empathie entraîne aussi, c’est de la « satisfaction de compassion », terme également proposé par Charles Figley, et qu’il définit comme l’ensemble des sentiments positifs ressentis lorsqu’une personne vient en aide à une autre.

Répartir pour mieux supporter

Le philosophe américain Bernard Elliot Rollin est le premier à s’être penché sur la question des conséquences de l’euthanasie sur la santé mentale des vétérinaires [1]. Il théorise que l’euthanasie impliquerait ce qu’il nomme un « stress moral » via une dissonance intellectuelle entre le fait de donner activement la mort aux animaux et le fait d’avoir intégré la profession afin de les aider à survivre. Ce « stress moral » étant un véritable catalyseur du risque de fatigue compassionnelle.

Mais si chaque injection de « produit rose » ou autre équivalent est et restera définitivement de la responsabilité du vétérinaire, ce dernier n’a pas à en subir seul le poids.

Répartir la charge émotionnelle en la partageant

La vague d’émotions et la charge compassionnelle qui entourent la mort d’un animal ne se résument pas seulement au moment de l’acte d’euthanasie sensu stricto. Euthanasie vient du grec « eu » = bien, et « thanatos » = la mort, et signifie donc : bonne mort, mort douce et sans souffrance. Si l’on s’en tient à l’étymologie, cet acte devrait donc être plus qu’acceptable pour le vétérinaire qui proposera cette option quand aucune autre ne pourra venir soulager ou soigner l’animal. Et c’est bien là que commence le poids pour le praticien. Bien avant d’en avoir parlé au propriétaire. Lui seul devra juger du moment opportun. De plus, il devra parfois se résoudre à proposer cette option alors même que d’autres auraient pu être envisageables mais qui, pour différentes raisons, ne le sont pas.

À ce stade, vous pouvez discuter des options thérapeutiques avec des confrères ou consœurs de votre structure, de centre de référé, des amis de promo, ou encore échanger sur des groupes… Et pourquoi ne pas envisager de créer, au sein de structures de taille importante, un comité d’éthique qui pourrait aider les professionnels que nous sommes (vétérinaires et ASV) à prendre en charge ces moments difficiles ?

Ne pas porter seul le poids de cette décision est une façon très efficace de faire baisser la pression sur vos épaules.

Répartir la charge émotionnelle dans le temps

La médecine évolue et c’est notre chance. La gestion de la douleur et du confort des animaux est maintenant bien meilleure qu’il y a quelques années. Et là se trouve un très bon moyen de faire baisser l’intensité de la charge compassionnelle qui entoure la fin de vie d’un de nos patients. Bien souvent, vous en conviendrez, il n’y a pas d’urgence à euthanasier. On peut reporter légèrement l’acte en laissant du temps aux propriétaires pour gérer leur douleur… et pour la gérer sans nous !

Pour qu’ils puissent éventuellement s’appuyer sur leurs proches plutôt qu’uniquement sur l’équipe de la clinique, on peut planifier cet acte à un moment plus adapté, que ce soit pour la vie de la structure ou pour les accompagnants de l’animal. On peut aussi, et ça on y pense moins, déléguer dans cet intervalle la gestion de l’après. Pourquoi ne pas conseiller aux propriétaires de contacter, en amont de l’euthanasie elle-même, les pompes funèbres animalières, afin de préparer « l'après » ? Afin de trouver des conseils sur la gestion de leur douleur. Car, rappelons-le, le deuil animalier est un véritable deuil, à ne pas sous-estimer.

Dans cet intervalle qui sépare la décision de l’acte, les propriétaires vont aussi pouvoir prendre le temps de réfléchir à la façon dont ils veulent accompagner leur animal. Rester jusqu’au bout ou sortir après la première injection ? Un véritable dilemme pour certains. Avoir le temps d’y penser à froid peut permettre d’éviter certains regrets… qui empêchent parfois le deuil de se faire.

Et ce n'est pas tout

Afin de limiter l’impact des euthanasies et de la mort de nos patients, il est important de pouvoir lâcher prise. De s’autoriser une certaine distance. Trouver le bon équilibre entre distanciation de protection et empathie.

Dans l’idée, notre empathie nous pousse à nous mettre à la place de « l’autre » et engendre cette compassion qui nous permet de passer à l’action pour l’aider.

Mais comment faire si notre empathie bloque ? Si on n’arrive pas à accepter les choix d’autrui, si sa conception de la mort et de son accompagnement, vient heurter la nôtre. On lâche prise, on ne juge pas ! « Chacun a ses raisons que la raison ignore. »

Là aussi, dans la mesure du possible on délègue. On ne pratique pas une euthanasie que l’on n’accepte pas ! On ne pratique pas d’euthanasie quand on ne s’en sent pas capable. Un collègue ou même une autre clinique pourra prendre le relais. Expliquez calmement au propriétaire pourquoi vous désirez ne pas être celui qui pratique cette euthanasie et proposez-lui d’autres solutions. Ne le laissez pas dans le vide afin de ne pas engendrer sa colère, qui dans ce contexte serait difficilement acceptable pour vous.

Accepter aussi une vision de la mort et de l’après qui peut différer de la vôtre. Un aspect religieux, un besoin de souvenir en conservant des poils de leur animal ou au contraire un besoin pressant de tout laisser derrière soi… chacun vit les choses à sa façon et l’accepter vous rendra les choses plus simples.

Enfin, une fois l’animal mort, qu’il soit sur votre table ou toujours dans les bras de son propriétaire, il n’en reste pas moins un de vos patients. Respecter le corps de l’animal par respect du propriétaire est une chose, mais n’oublions jamais que respecter le corps de cet animal, à chaque étape, est aussi une façon pour nous de mieux vivre les euthanasies.

Et si une euthanasie a été difficile pour vous, parlez-en. Après avoir vérifié que votre interlocuteur est prêt à vous écouter, expliquez ce que vous avez ressenti et pourquoi. Et dites-vous bien que si vous ne l’avez pas bien vécue, c’est aussi peut-être le cas pour certains membres de votre équipe ; dès lors, offrez-leur de vous en parler à leur tour !


Alors même qu’en France le débat sur l’accompagnement de la fin de vie en médecine humaine continue à faire couler beaucoup d’encre, notre profession ne devrait-elle pas se pencher un peu plus sur les impacts des euthanasies sur les soignants ? Une chose est sûre, si recourir à cette option pour nos patients est parfois un véritable soulagement, ne pas assumer seul le poids de cet acte et de ses conséquences en est un également. Prendre le temps, en parler et savoir repérer quand ça devient “ trop ”... sont de véritables moyens d’action pour se protéger de la fatigue compassionnelle.

 

Annabelle Orszag,
Vétérinaire

Publi-rédactionnel #TÉMAplume, Esthima

 

Ressources documentaires et bibliographiques :

[1] Rollin B. Euthanasia and Moral Stress. Loss Grief&Care, 1986.115–126. [En ligne]. Disponible sur : https://www.researchgate.net/publication/233436470_Euthanasia_and_Moral_Stress [consulté le : 21 mars 2023] ;

[2] Malacquis M.A. “ Euthanasie : quels sont les effets sur la santé mentale des vétérinaires ? ”, [En ligne] Disponible sur : https://matheo.uliege.be/bitstream/2268.2/15061/4/MALACQUIS_Marc-Antoine_TFE_FMV_juin2022_definitif.pdf [consulté le : 21 mars 2023] ;

[3] Cointot A. “ La fatigue compassionnelle : état des connaissances actuelles et sémiologie générale. Étude des facteurs de risque parmi les vétérinaires exerçant en clientèle en France ”, Thèse d'exercice vétérinaire [En ligne] Disponible sur : https://bibliotheque.vet-alfort.fr/Record.htm?idlist=19&record=19460180124912883629 [consulté le : 21 mars 2023].

 

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