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Une profession féminisée est-elle une profession qui s’appauvrit ?

Crédit photo © Studioanna, Anna Camerac
1897, année marquante. L’École vétérinaire d’Alfort voit sortir la première femme vétérinaire diplômée d’une école française : Marie Kapcewitch. L’année 1968 constitue par la suite un tournant pour l’émancipation des femmes. La mixité s’amorce, en particulier dans les professions supérieures. Depuis, le monde vétérinaire n’a cessé d'accueillir un pourcentage croissant de femmes jusqu’à observer une inversion du sex ratio dans les années 90. Avec pour corollaire, un bouleversement de ses modalités d’exercice. Une réalité qui s'inscrit dans un phénomène sociologique bien plus large et qui charrie avec elle des enjeux forts. Une évolution qui suscite évidemment des controverses. La féminisation massive de la profession poserait-elle problème ?

D’après les données démographiques de la profession, publiées par l’Ordre sur l’année 2021, les femmes constituent 57,1% des vétérinaires recensés. Cette prédominance est plus marquée chez les moins de 40 ans où ce taux atteint les 73,9%. L’évolution se confirme dans le temps : entre 2017 et 2021, l’augmentation de 22,4% du pourcentage de femmes inscrites a contribué à la croissance de la population des vétérinaires en exercice. Avec un ratio de 828 femmes pour 288 hommes primo-inscrits au tableau en 2021, le constat est net [1]. Les femmes investissent la scène professionnelle, des bancs de l’école aux différents secteurs d’activité. Un fait qui résulte de la “ transformation progressive de la profession ” conjointement à l’évolution de la société, souligne l’ethnologue Catherine Tourre Malen [2]. La féminisation ne s’est pas faite au détriment des hommes.

L’idée de la dévalorisation d’un métier associée à sa féminisation n’est pas récente. En 1998, le sociologue Pierre Bourdieu intégrait déjà l’idée que pour résister à son déclassement, le nombre de candidatures féminines d’une profession devait être limité. À fortiori pour les plus élitistes et qualifiantes ! Dur, dur pour certains de voir leurs privilèges s’effriter avec l’inversion du sex ratio au travail… Loin de cette théorie, pour le moins sexiste, l’impact de cette surreprésentation questionne. Le titre de cet article - dans un tout autre domaine - est évocateur : “ La féminisation de la profession annonce-t-elle un appauvrissement des notaires ?  [4]. Et l’interrogation est présente, même chez les femmes ! La thèse du Dr Bueno rapporte des témoignages édifiants. “ Un métier féminisé à 80% est perdu ” note une vétérinaire quand une autre parle de “ catastrophe, au même titre que la féminisation de la justice, de l’éducation, de la médecine… " [5]. Cette perception semble toutefois s’édulcorer avec les générations les plus récentes. Mais alors, en quoi la féminisation peut-elle desservir le métier ? Ces craintes sont-elles justifiées ?

Adieu veaux, vaches et cochons !

Les données de l’atlas démographique de l’Ordre sont claires : le nombre de vétérinaires affichant une activité exclusive ou mixte à prédominance pour les animaux de rente est en constante baisse. Parmi les moins de 35 ans, dont 75% sont des femmes, seules 13,6% déclarent une activité dans ce domaine (hors équine) [1]. L’abandon de la pratique rurale ferait-elle écho aux réalités qui touchent de plein fouet les campagnes françaises, désertifiées et en pénurie d’acteurs locaux ? La féminisation y est-elle pour quelque chose ? “ Il faut de la force physique ”, “ le dernier poulinage que j’ai pratiqué à 5 mois et demi de grossesse, je l’ai senti passer !   : autant de témoignages qui interpellent [5]. Rythme rédhibitoire, isolement culturel, misogynie au sein de la clientèle, les freins sont divers et compréhensibles. Des contraintes toutefois acceptées par nombre de femmes, devenues actrices d’un milieu en constante mutation. “ L’envie et la nécessité de travailler ont effacé ces difficultés ” souligne une consœur lyonnaise sortie en 1974 [5].

Exercice salarié ou libéral, le cœur des femmes balance 

En 2021, le salariat à la cote (+ 5,8% d’inscrits par rapport à 2020, dont 75,7% de femmes) ! A contrario, la proportion des vétérinaires choisissant l’exercice libéral est en légère baisse (- 0,9%), avec 55,4% d’hommes, essentiellement de plus de 50 ans. Notons également, que les praticiennes s’installent plus tardivement que leurs homologues (36 ans versus 31) [1]. Rien d'étonnant toutefois, si l'on considère que le salariat est plébiscité dès la sortie du cursus et que la majorité des diplômé(e)s sont des femmes. Cela signifie-t-il pour autant que l’exercice libéral leur convient moins ? Cette modalité d’exercice serait-elle vouée au déclin ? Si l’insuffisance de couverture sociale a longtemps été brandie comme motif de désaveu, les choses changent. Ainsi, la refonte récente des droits des travailleuses indépendantes concernant la durée du congé maternité et des indemnisations associées pourrait rendre l’exercice libéral plus attractif qu'auparavant (du moins sur ce sujet). Des difficultés subsistent : chronophagie administrative, charge mentale liée à l'indépendance du statut… rien toutefois, qui ne soit inhérent à la condition féminine ! Les femmes entrepreneures s’engagent ! Et entre nous soit dit… à l’aube des mutations dont se pare la profession, ne devrions-nous pas plutôt renouer collectivement avec notre indépendance d’antan ?

Une course après le temps...

 Que les femmes travaillent moins à une certaine période de leur vie est irréfutable  [4]. Grossesse(s), conciliation vie professionnelle/vie personnelle, contraintes familiales… Force est de constater, qu’indépendamment de l’exercice choisi, celles-ci se tournent, au cours de leur parcours, vers un travail à temps partiel ou horaires aménagés. Une situation perçue par certains hommes comme une menace : “ cela contribue à banaliser le métier. Un métier masculin se verrait transformé en métier féminin, aux horaires et revenus limités  [3]. Ce point de vue vous fait grincer des dents ? Rien de plus normal ! Car c’est omettre une réalité, cruciale : celle du patriarcat qui régit historiquement notre société. Or, dans ce système, a-t-on permis aux femmes de conjuguer différemment leur quotidien professionnel et personnel ? Travailler selon d’autres modalités, n'est-ce pas simplement pour certaines, une nécessité ? L’exercice féminin de la médecine vétérinaire impose certaines spécificités, indéniablement. Pour autant, ces dernières doivent-elles en porter le tribut ? Voici une discussion qui dépasse largement notre cadre vétérinaire… Et rappelons surtout, qu’au-delà de l’étendard féministe, les cartes du paysage professionnel sont redistribuées ! Exit l’image d’une vie entière dédiée au travail, l’équilibre prime ! Pour les hommes comme pour les femmes. En un sens, moins de boulot, plus de perso !

" Pour se procurer de l'argent, rien de plus ingénieux qu'une femme "... Vraiment ?

Aristophane, grand dramaturge, assurément mauvais devin ! La comparaison, selon le sexe, des revenus annuels moyens des vétérinaires en exercice suffit à démentir immédiatement ce propos. Les femmes sont moins rémunérées que leurs homologues masculins (62 481€ versus 92 749€). Indépendamment de la tranche d’âge, du type d’exercice ou d’espèces traitées [1]. Est-ce l’héritage d’un système inégalitaire pérenne qui fracture notre société depuis toujours ? La conséquence d’un temps de travail effectif moindre chez certaines praticiennes, nivelant ainsi vers le bas leurs revenus ? Quelles que soient les explications, la disparité existe. Laquelle pourrait être renforcée par la croyance (à tort ou à raison…) que ces dernières négocieraient moins ardemment leurs conditions salariales. Sans compter que “ l’argent se situe souvent plus bas dans leur échelle de priorité  [4]. Autant d’éléments pouvant laisser craindre, à terme, une stagnation des rémunérations pour l’ensemble de la communauté.

" Vous les femmes... "

La féminisation a engendré de nombreux bouleversements, indéniablement. Quant à se demander si ce phénomène est cause de la paupérisation de la profession… d’un point de vue éthique, le débat ne tient pas ! Questionnons plutôt… le système relativement inégalitaire dans lequel nous évoluons ? L’origine de la désaffection des hommes envers le métier ? Les défis de demain ? Car, les femmes sont les premières à désirer des changements ! Beaucoup témoignent vouloir le retour d’une plus grande mixité et d’un exercice plus libéral de la profession [5].


Et comment penser le métier sans ses praticiennes rurales, équines, canines, laborantines, professeures, docteures ? Omniprésentes, les femmes le sont, et l’émanation récente (2019) d’un rapport de l’Académie française favorable à la féminisation des noms de métiers et titres, a contribué à leur assurer une visibilité linguistique et de fait, une légitimité renforcée. La langue a enfin les moyens de désigner ceux qui font et feront, les vétérinaires de demain. Et n’oublions pas que “ la féminisation constitue un puissant facteur d’humanisation des soins  [4]. Écoute, empathie et patience, autant d’atouts… certes, non genrés… mais à jamais prisés !

 

Amandine Violé,
Vétérinaire

 

Ressources documentaires et bibliographiques :

[1] Atlas 2022 démographique de la profession vétérinaire, [En ligne]. Disponible sur : 1127-INTERIEUR-ATLAS-REGIONAL-NATIONAL-2022_BD_24102022.pdf [consulté le : 3 mars 2023] ;

[2] Tourre Malen C., La féminisation de la profession vétérinaire, essai d’histoire prospective, Bull.soc.fr.hist.méd.sci.vét., 2016, 16 ;

[3] Cacouault-Bitaud M. La féminisation d’une profession est-elle le signe d’une baisse de prestige ? Cairn info, 2001, [En ligne]. Disponible sur : La feminisation d'une profession est-elle le signe d'une baisse de prestige ? | Cairn.info

[4] Stanton D. Féminisation des professions, un problème ? La Gazette des femmes, 2003, [En ligne]. Disponible sur : Féminisation des professions – Un problème ?

[5] H. Bueno. Témoignages de femmes vétérinaires en France de 1950 à nos jours. Thèse universitaire, 2011, [En ligne]. Disponible sur : thèse version finale HANNA BUENO (vet-alfort.fr).

 

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