Salut J.,
C’est la sidération ce matin. Mes yeux débordent, mon coeur saigne… Je me sens tellement démunie, tellement en colère ! Ça faisait quelques temps qu’on ne s’était pas vu toi et moi. La vie défile, on s’éloigne sans même s’en rendre compte et on se dit toujours qu’on aura bien le temps, plus tard... Et finalement, du jour au lendemain, c’est trop tard. Comme tous les gens qui t’aiment, je n’aurais pas eu le temps de te dire au revoir alors, où que tu sois, j’espère que tu arriveras à choper un peu de 4G pour lire ce message.
Je crois que je ne te l’ai jamais raconté - on ne raconte pas ces choses là, on les tient à distance - mais ce n’est pas la première fois que que j’y suis confrontée... La première fois, c’était lors du stage de poulot. Le fameux stage bouse : tu sais, celui de l’exploitation laitière avec la semaine chez un véto rural. C’était l’associé de mon maître de stage. Je me souviens de l’ambiance triste et pesante, des yeux embués des collègues, du regard fuyant des clients…
La deuxième fois, ce fut plus dur. C’était le jour de mon anniversaire, j’étais au restaurant quand mon tout-juste-ancien patron m’a appelé : « On a retrouvé E. décédé chez lui ». Il n’a pas dit le mot. Il n’a pas pu le dire... J’ai dû lui demander, j’avais besoin d’en avoir le coeur net. Je me souviens des questions qui se bousculent et qui restent à jamais sans réponse : « comment ça a pu arriver ? Pourquoi personne n’a rien vu ? ».
Quelque mois plus tard, il y a eu la troisième fois. En deux temps à quelques semaines d'intervalle : le per os laisse un espoir là où l’IV n’en laisse aucun. C’était un confrère d’une clinique concurrente, à seulement une quinzaine de kilomètres. On se tirait la bourre sur le terrain : tu sais, c’est pas tendre l’équine… Les deux en moins d’un an… J’ai arrêté. Pas que pour ça bien sûr, mais entre autres… Pourtant, ce métier, je l’avais rêvé toute ma vie et je n’étais pas dupe : je savais pour le travail intense, les heures sur la route, la charge mentale, les gardes, l’exigence des clients, le stress, la concurrence rude, parfois déloyale. Mais je ne l’avais pas éprouvé et surtout, je n’avais pas entrevu le pire. Les conséquences… Ce que ça peut faire, les dégâts que ça peut causer. A l’intérieur…
La quatrième fois, c’était ce matin …
Tu fais chier J. ! Pas toi ! Pas toi, putain ! Avec ta gueule d'ange, ton sourire jusqu’aux oreilles, ton insolente réussite, ton collège, ton beau mariage, ton boulot de ouf !
Tu fais chier de nous rappeler que derrière les sourires de façade se cachent parfois la souffrance et le désespoir…
Tu fais chier de nous remémorer que ce métier, on l’a choisi avec notre coeur – c’est ton rayon ça, le coeur - et qu’on bosse tous les jours avec, jusqu’à l’user …
Tu fais chier de rappeler à notre esprit les avaries de notre corporation et notre confraternité de plus en plus défaillante.
Tu fais chier de nous rappeler que les émissions à la con sur M6 ou W9 n’ont rien à voir avec notre quotidien et accentuent ce décalage mortifère.
Tu fais chier de nous renvoyer en pleine face notre vulnérabilité si particulière, renforcée par la confrontation quotidienne aux aléas du « vivant » et du « mortel ».
Tu fais chier de nous rappeler que malgré nous, vocation rime trop souvent avec « sacerdoce », « marche ou crève », « quoi qu’il en coûte ».
Et surtout, tu fais chier de nous rappeler que ça peut nous arriver à tous, à nos collègues, à nous-même. D’ailleurs chez nous, "ça" - ces sept petites lettres empreintes de malheur - arrive trois à quatre fois plus qu’ailleurs.
Tu fais chier, merde !
Aujourd’hui, je suis exsangue mais demain, j’aurais retrouvé la force d’en tirer les leçons. Chacune de ces histoires est différente et personnelle, chacun trimballe son petit baluchon derrière lui. Mais nous ne pouvons détourner les yeux et être exemptés de nos responsabilités. Demain, il me faudra réfléchir à la mienne. J’essaierai d’être plus vigilante. A mon entourage, à mes collaborateurs. A moi aussi. Je ne laisserai plus de place à l’insidieux, au pernicieux. J’essaierai de mieux lire entre les lignes, d'écouter plutôt que d'entendre et d’entendre ce qui est tu. J’essaierai de faire preuve de plus de compréhension et de bienveillance, je vérifierai mieux la cohérence des charges de travail, j’ouvrirai plus grand ma porte : tout cela pour les autres comme pour moi-même.
Je tâcherai aussi de me souvenir qu’en tant que chef.fe.s d’entreprises, en tant que consœurs et confrères, nous avons une responsabilité collective. C’est vrai que c’est la bazar en ce moment : les difficultés pour recruter, les reconversions en masse, le monde qui bouge trop vite, cette satanée Covid… On aurait bien envie de fermer les écoutilles ou de baisser les bras mais nous n’en avons pas le droit. C’est ensemble que nous construisons la profession - leS professionS - vétérinaires de demain et que nous décidons des métiers que nous voulons exercer. C’est aussi ensemble que nous prenons nos responsabilités les uns avec les autres, les uns envers les autres. C’est à nous de lever le tabou, d’oser en parler, de permettre à ceux qui flanchent à un moment de se confier à ceux qui, au même moment, ont la force de tenir pour deux. Et à qui on rendra la pareille plus tard, parce que la vie professionnelle, c’est ça : des hauts et des bas.
Demain, j’aurai la force de réfléchir à tout ça, c’est promis.
Oui tu fais chier J. parce qu’on ne devrait pas avoir besoin de drames pour nous rappeler à l’ordre. Mais merci aussi, merci de m’avoir rappelé à mes devoirs de vétérinaire, de cheffe d’entreprise, de collègue, d’amie…
Au revoir J., bon vent.
Affectueusement, confraternellement,
M.