Voilà maintenant dix ans que j’échange avec mes consœur·frère·s sur ce sujet. En me racontant leurs mésaventures, ils m’ont donné du grain à moudre et m’ont amené à me confronter à ma propre histoire… Petit à petit, j’ai tiré le fil de mes expériences et j’ai démêlé la pelote... Et si l’une des explications tenait dans la manière dont nous nous sommes construits en tant que vétérinaires ? Et si tout (ou quasi) se jouait pendant nos études ? Au travers de ma propre expérience en tant qu’interne (de loin la plus représentative mais que j'aurais pu étendre à d'autres parties de mes études, classe préparatoire comprise), j’essaie ici de mettre en lumière un système si discret et si bien rodé qu’il se répète de promotions en promotions… Un " gold standard " en neuf étapes.
Règle n°1 : écrabouiller
« Vous êtes en internat et vous n'êtes même pas fichus de ramasser un crottin correctement ! » Au programme de ce premier jour, le maniement de la pelle et du râteau à crottins, avec dextérité et vélocité s'il-vous-plaît ! Ce sera la première leçon d’écrabouillement, faite avec le sourire et reçue avec le sourire. Après tout, quelle joie de pouvoir apprendre la pathologie locomotrice au sein d’une structure de référence. S’ensuivront de nombreuses autres leçons, sans le sourire cette fois…
Humilier doucement mais sûrement, pour intimider. Nous avons tous été ces jeunes étudiants timides et craintifs qui ne savent pas grand-chose, qui respectent leurs enseignants et leurs pairs. D’ailleurs, le respect du « plus fort » nous est inculqué à tous depuis l’enfance : respecter ses parents, ne pas se montrer insolent à l’égard d’un adulte, ne pas répondre à ses professeurs. Puis, plus tard : ne pas contredire ses supérieurs. Plus que le fond, c’est la forme - et donc la manière de nous l’enseigner - qui pose question car trop souvent, ce sont la crainte, l’humiliation et la punition qui jettent les jalons de notre éducation. D’ailleurs, nous le savons tous : qui aime bien châtie bien et ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort…
Règle n°2 : normaliser
Ce qui m’interpellait au début : travailler de 7h30 à 23h (parfois sans déjeuner), courir pour ouvrir les portes du manège avant l’arrivée du cortège royal, aller faire des examens cliniques la nuit sur des chevaux en parfaite santé (crottins : RAS), passer des journées entières debout à tenir la longe d’un licol, se prendre des avoinées pour un oui ou pour un non… Cette mascarade digne de la cour du Roi Soleil devient mon quotidien, ma nouvelle normalité. J’apprends vite : on apprend vite à bac+7. J’apprends à raser les murs, à réagir très vite et surtout à prévenir les crises. Je suis dans un état de vigilance permanente. Se fondre dans le moule (et dans sa cotte beige), être un bon petit soldat... Je m’y fais rapidement, presque sans effort.
Cette routine, pratiquée en vase clos dans la promiscuité des murs d’enceinte, devient notre norme. Elle s’insinue dans notre intimité psychique et construit peu à peu notre univers commun… C’est ce poison insidieux qui, si nous n’y prenons pas garde, déterminera notre trajectoire future de vétérinaires. Tout était prédéterminé, écrit à l’avance et sans que nous nous en soyons aperçus, nous ne sommes déjà plus à la manœuvre. Pour certains d’entre nous, cela restera la norme tout au long de notre vie professionnelle. Il est tellement difficile de changer les trajectoires que la norme a dessiné pour nous…
Règle n°3 : invisibiliser
- Il est 20h30, je finis de dîner à la hâte. La journée a été longue, la soirée va l’être aussi. Je me prépare un thé, j’attrape deux carrés de chocolat dans le placard et je sors pour rejoindre le bureau. Il fait frais et l’air humide sent bon les verts pâturages de mon enfance. C’est le moment de la journée que je préfère. La lumière tamisée, le silence… C’est le calme après la tempête. J’ai deux comptes-rendus à taper, soit environ huit pages.
- 23h, je mets le point final. Mon nom n’apparaît nulle part sur le rapport. C’est normal, je suis encore une bébé vétérinaire ignorante et je dois considérer ma seule présence ici comme un honneur. Je dépose mon travail sur son bureau. Demain, il sera barbouillé de rouge et si j’ai commis une erreur jugée trop importante, il y aura écrit en gros « 0/20 ».
Petit à petit, nous nous persuadons que nous ne méritons pas d’être visibles. Pire, l’invisibilité nous arrange. Moins nous sommes visibles, moins nous sommes exposés à la colère (et à l’humiliation qui va avec) et plus nous sommes en sécurité. Nous apprenons donc à ne pas nous faire remarquer et notre invisibilisation est consentie. Nous perdons totalement de vue que nous sommes des maillons essentiels de la chaîne. Car pour avoir une production scientifique prolifique, il faut avoir de nombreuses " petites-mains " besogneuses. Pour écrire les rapports, taper des comptes-rendus, faire de la veille bibliographique, rédiger des synthèses, écrire des articles, annoter des images... Ces " petites mains " s’avèrent compétentes et travailleuses mais aussi et surtout discrètes et bon-marché. Sur leur travail invisible repose les solides fondations du système.
Règle n°4 : aveugler
Sur le chemin de l’écurie, la propriétaire tourne vers moi un regard inquiet et me demande « Ça va ? Rassurez-moi, ce n’est pas comme ça tous les jours ? » Je n’hésite pas une seconde « oui, ça va, ne vous inquiétez pas. Ce n’est pas facile tous les jours mais on a l’habitude. Et surtout, c’est très formateur. On y trouve largement notre compte car on apprend énormément de choses ». Elle esquisse un sourire et acquiesce discrètement mais dans son regard, je discerne de la compassion.
Peu à peu, nous apprenons inconsciemment à minimiser les expressions de la violence. Nous perdons progressivement notre capacité naturelle à flairer le danger et à nous y soustraire. Naturellement, se met en place une forme de politique de l’autruche. Nous ne voyons plus. Alors, un moment, nous détournons le regard. A quoi bon regarder lorsqu’on ne voit plus ?
Règle n°5 : flatter (avec parcimonie)
« C’est pas nul. » Il le répète deux fois de suite avec un hochement de tête. Wouahou, j’ai reçu un compliment ! Sur ma thèse en plus ! Je me sens galvanisée… Ce n’est certes pas du « bon travail » et c’est sûrement perfectible mais c’est jugé correct par celui de mes professeurs que j’admire le plus. Et ça, c’est suffisant pour que remonte d’un petit cran mon estime de moi-même.
L’usage parcimonieux du compliment s’avère être d’une redoutable efficacité sur le jeune étudiant. Tel un chien habitué à être rossé, qu’on caresse de temps en temps pour éviter qu’il ne finisse par mordre, ce dernier devient doux comme un agneau sous la main flatteuse. Le niveau d’exigence requis pour une telle gratification doit rester très élevé pour flatter l’égo fortement mais succinctement. Feindre d’encourager pour assoir sa domination. Le piège se referme un peu plus…
Règle n°6 : réduire au silence
Au début, les quelques week-ends où je peux rentrer chez moi, je raconte mon quotidien à ma famille et à mes amis et je vois bien qu’ils cillent. Alors, je cesse tout simplement d’en parler. Je me convaincs qu’ils ne peuvent pas comprendre puisqu’ils ne font pas partie du sérail. Dénoncer ces traitements abusifs ? Ça ne m’effleure même pas… D’abord, je n’en suis pas pleinement consciente et ensuite, je n’ai aucune envie de me « griller » et de pas trouver d’emploi à cause de ça en sortant.
Depuis des millénaires, notre culture fabrique des mythes qui nous démontrent chaque jour que les plus forts imposent le silence à ceux qu’ils dominent. Il vous suffira de relire quelques classiques de la mythologie pour vous en convaincre… L’omerta est culturelle et systémique. Nous sommes tus par ceux d’entre nous qui ont une position dominante. C’est la mécanique du silence, impitoyable. D’ailleurs, comme chacun sait, qui ne dit mot consent… La profession entière se nimbe alors dans un silence confortable qui a tout loisir de se perpétuer. Et ceux d’entre nous qui penseraient à le rompre finissent toujours par comprendre qu’il est trop compliqué de renverser à soi tout seul un ordre établi. Alors, eux aussi préfèrent se taire ou bien prendre la fuite.
Règle n°7 : insensibiliser
« Mais c’est pas possible d’être aussi nulle ! Gel. Geeel, plus vite ! Top. Top. Toooop !!! » Elle panique, elle freeze au mauvais moment. Elle perd complètement ses moyens. Et comble du drame : elle fait une mauvaise manipulation et l’échographe s’éteint. Le volcan entre en éruption… Je ne bouge pas. Se faire toute petite en attendant que l’orage passe… Dans mon nouvel univers, cette scène est d’une banalité affligeante. Je ne ressens aucune empathie pour ma consœur. En fait, je suis seulement contente de ne pas être à sa place.
La bonne dose, juste ce qu’il faut. 0,4 de Domo pour atteindre la torpeur mais tenir debout quand même. 0,5 de Torbu pour éviter la ruade. Nos cerveaux sont maintenant si bien anesthésiés qu’ils ne chercheront plus à se défendre. Ils ne s’attarderont plus sur nos blessures. Et nos bouches sont à présent si bien muselées sur nos propres souffrances qu’elles ne s’ouvriront désormais plus pour les autres…
Règle n°8 : susciter l'admiration
Son acuité intellectuelle transpire dans chacune de ses interventions, de ses conférences ou de ses cours. J’ai soif de connaissances, je noircis mes cahiers pour tenter d’extraire la substantifique moelle de cette montagne de savoirs. C’est indéniable, il est l’une des personnes les plus brillantes qu’il m’ait été donné de côtoyer. Et probablement l’une des plus pédagogues sur le fond, c’est-à-dire sur la clarté des enseignements.
Nous sommes programmés pour admirer ceux d’entre nous qui se démarquent par leur travail. En outre, nous oublions souvent que la transmission pédagogique se fait autant sur le fond que sur la forme. Nous avons une vision très romantique (pour ne pas dire naïve) du grand professeur ou du grand chercheur. Nous tenons pour acquis que la seule chose qui l’intéresse, c’est d’être au travail et de compulser de la matière scientifique. Il a une force de travail époustouflante et c’est pour cela que nous l’admirons. Parce que cela colle à l’image du grand génie de notre imaginaire collectif. Il est si habité par sa quête que lui, peut se permettre un comportement qui serait inacceptable pour un autre.
Règle n°9 : perpétuer
Lorsque nous nous répartissons les consultations, les anecdotes fusent : « Qui prend ce cheval-là ? Il est référé par le Dr Truc… Vous savez qu’il a balancé une chaise sur un de ses salariés ? », « Les vétos équins, de toute façon, ils sont tous fous comme des lapins », « C’est comme ça, c’est le milieu qui veut ça », « Pour se faire une place en équine, il faut avoir la dent dure et les reins solides ». Florilège quotidien qui, à l’époque, ne m’émeut guère…
Nous admirons les plus renommés d’entre nous pour leur autorité et pour leur pouvoir. Nous aspirons donc à devenir comme eux. Et pour ce faire, nous nous comportons comme eux. C’est la dernière étape. La boucle est bouclée.
Écraser, normaliser la violence, codifier le silence et reproduire... La mécanique implacable d’un système de domination bien rôdé qui est probablement l'une des explications (pas la seule bien sûr) de l'hémorragie de praticiens vers d'autres secteurs d'activité. Car ceux d'entre nous qui en souffrent trop prennent la décision douloureuse de quitter leur métier pour se soustraire à la violence incompréhensible de leur quotidien.
Il nous faudra du temps pour comprendre... Comprendre que l’humilité ne naît pas de l’humiliation. Que l’intimidation n’est pas le seul chemin vers le respect. Que la violence n’est pas le prix à payer pour l’admiration. Et que la reconnaissance n’est pas le salaire de la peur. N’en déplaise à Voltaire, le despotisme n’est jamais éclairé. Et tous ceux qui pensent le contraire manquent cruellement de lucidité. Aussi brillants et renommés soient-ils…
Marine Slove,
Vétérinaire & Éditrice associée
Lire la suite de l'article : Petit manuel de déconstruction à l’usage des vétérinaires – Partie 2